Expression

Eric Bocquet sur les Travailleurs détachés dans Paris Match

Par Adrien Gaboulaud et Anne-Sophie Lechevallier

Travailleurs détachés : +980% en dix ans

[rouge]Alors que le président de la République Emmanuel Macron mène une croisade contre la directive « travailleurs détachés » datant de 1996, DataMatch s’intéresse à ces salariés[/rouge]

La France figure –derrière l’Allemagne– en tête des Etats qui reçoivent le plus de travailleurs détachés. En dix ans, leur nombre a explosé : d’un peu moins de 27 000 en 2005, les effectifs sont passés à plus de 286 000 en 2015, soit une hausse de 980%. Ces salariés sont les plus nombreux en France dans le bâtiment, un secteur qui peine à recruter. Les données officielles ne reflètent toutefois pas l’ampleur des phénomènes de fraude : certains entrepreneurs peu scrupuleux ne respectent pas le droit du travail et n’assurent pas à leurs salariés des conditions de travail et d’hébergement dignes. Toutefois, notre pays est aussi un de ceux qui ont le plus recours à ce système : 6,8% des formulaires émis pour des travailleurs détachés en Europe sont destinés à des Français...

Eric Bocquet, sénateur communiste du Nord réélu dimanche dernier, est l’auteur de plusieurs rapports parlementaires sur la question des travailleurs détachés. Il dénonce la « concurrence déloyale » que représente cette pratique.

Paris Match. Comment expliquez-vous la très forte progression du nombre de travailleurs détachés en France ces dix dernières années ?

[marron]Eric Bocquet[/marron]. La directive européenne qui régit le travail détaché porte en elle les germes d’une concurrence déloyale. Les cotisations sociales sont versées au pays d’envoi du salarié, qui touche un salaire dans le pays d’accueil. Cela crée les conditions d’un dumping social. C’est particulièrement vrai des pays de l’Est de l’Europe, qui sont les derniers entrants dans l’Union Européenne. Le grand élargissement de 2004 a précipité les choses et explique, en toute logique, l’envolée de la courbe après 2005. Au-delà de l’esprit du texte, il existe une multitudes de contournements. Les fraudes se sont amplifiées. Le chiffre que vous évoquez, 286 000 travailleurs détachés, est probablement inférieur à la réalité.

"Les fraudeurs ne manquent pas d’imagination"

Quels sont les différents types de fraudes ?

Les fraudeurs ne manquent pas d’imagination. Il y a les coquilles vides, les faux détachements via des boîtes d’intérim au Luxembourg, les cascades de sous-traitants... Sur un chantier, vous avez un donneur d’ordre et il y a parfois jusqu’à neuf sous-traitants. Bon courage pour repérer l’identité du dernier d’entre eux !

Dans un rapport de 2015, vous évoquiez également le fait que certains sous-traitants font artificiellement baisser les salaires en prélevant des frais de bouche ou de logement.

En effet. Sur la fiche de paie, le salaire est conforme à la loi mais par derrière, il y a des retenues sur le logement ou sur la nourriture. Les heures supplémentaires ne sont pas forcément payées ou déclarées. Et les salariés sont parfois hébergés dans des conditions innommables. On a entendu parler d’expériences dans le sud de l’Espagne pour les cueillettes de fruits. Des gars dormaient dans des conteneurs où la température avoisinait les 40°C.

Le sénateur communiste Eric Bocquet au Sénat en juin 2012 lors d’une audition consacrée à l’évasion fiscale, en présence de Guy Forget et Yannick Noah. Photo : Mehdi Fedouach / AFP

En visite en Autriche fin août, Emmanuel Macron a qualifié les conditions actuelles du travail détaché de « trahison de l’esprit européen ». Etes-vous d’accord ?
Le travail détaché est l’une des raisons du désamour pour l’Europe. Les pays fondateurs de l’Union se posent des questions. Si nous avions, après la signature du traité de Rome en 1957, décrété la convergence sociale dans les 30 à 40 années qui suivaient, nous y serions. Mais ce n’est pas ça qui a été construit, c’est une Europe dont les traités successifs ont confirmé le principe de concurrence libre et non faussée. C’est vrai au niveau social, comme au niveau fiscal. Ce n’est pas la belle idée européenne qui pose problème, mais toutes ces pratiques qui génèrent de la peur et entraînent une détestation de la population envers l’Europe. Les mots d’Emmanuel Macron sont justes mais ses actes sont ambigus. Pourquoi hurler contre la Pologne et lancer simultanément en France la réforme du code du travail qui casse les protections des salariés ?

Emmanuel Macron souhaite une révision des conditions encadrant le détachement des travailleurs. Pensez-vous qu’il pourra vaincre les réticences des pays qui en bénéficient ?
Il y a toujours eu un clivage très fort entre ceux qui veulent resserrer les contraintes et ceux qui ne veulent pas en entendre parler. Je pense au Royaume-Uni, qui d’ailleurs s’apprête à quitter l’Europe, et aux pays de l’Est, dont la Pologne. Les Polonais considèrent cette directive comme un avantage compétitif. L’esprit européen, là dedans, n’existe même pas. Il faut revoir les règles du jeu et ouvrir le chantier de l’harmonisation. Elle ne se décrétera pas en six mois ou en cinq ans mais il aurait fallu commencer par là.

Les Etats sont pourtant censés coopérer pour permettre l’encadrement du travail détaché.
Il y a un bras de fer. Espérer une meilleure coopération entre Etats est un peu naïf. L’initiative de monsieur Macron a du sens, mais elle ne va rien régler. Il faut instaurer un rapport de force politique avec les Etats qui refusent le changement. Si on laisse faire cette concurrence tous azimuts, on va tous régresser.

Vous écriviez en 2015 que le travail détaché peut avoir un « effet d’éviction » pour les travailleurs français et vous affirmez que « certaines professions ont disparu en France dans des domaines d’activité tels que le ferraillage, la tuyauterie ou le soudage des barres d’armatures dans les constructions en béton armé ». Les savoir-faire sont-ils menacés ?
Absolument. On nous dit que le bâtiment manque de travailleurs qualifiés en France, ce qui expliquerait le recours à des salariés étrangers... J’ai franchement du mal à croire à cet argument. On abandonne des filières de formation et on mise sur le court-termisme pour gagner des marchés en tirant les prix vers le bas. A terme, on ne trouvera plus les métiers chez nous.

"La réduction des effectifs a causé un tort considérable aux moyens de contrôle"

Le nombre de travailleurs détachés a été multiplié par plus de dix depuis 2005. Sur la même période, les effectifs au ministère du travail ont reculé, ce que dénoncent avec insistance les syndicats. L’inspection du travail est-elle encore en mesure d’effectuer correctement les contrôles ?
La réduction des effectifs a causé un tort considérable. Tenir un discours ferme est très bien, mais encore faudrait-il mettre les moyens en face. Il faudrait des contrôles plus serrés. J’ai rencontré des salariés de l’inspection du travail. Ils disent qu’ils ne sont pas en capacité d’assurer un contrôle de toutes les opérations. Il y a des milliers de chantiers en France en permanence. Il faut d’abord avoir connaissance de leur existence. Il arrive que les travailleurs disparaissent au bout d’un mois... Dans ce cas, vous apprenez qu’il y a eu un chantier alors qu’il est déjà terminé.

Vous êtes maire de Marquillies, dans le Nord. Avez-vous constaté les effets dans le bâtiment de la concurrence que vous dénoncez ?
Quand on lance des marchés publics sur des opérations de construction, on est parfois surpris des écarts de prix entre les uns et les autres. Ça peut monter jusqu’à 40% pour un même travail. J’ai déjà vu des chantiers de réhabilitation de maisons anciennes dans mon village, avec des véhicules immatriculés en Pologne garés devant, les travailleurs qui dorment sur place... C’est invraisemblable. Et même sur un chantier à l’école ! On nous disait que les ouvriers venus poser des parpaings pour construire les classes appartenaient à l’entreprise qu’on avait missionnée mais je suis sûr du contraire. C’était clairement un type de fraude au détachement. Je regrette de ne pas l’avoir découvert suffisamment tôt.

Que pensez-vous des « clauses Molière » décidées par certaines régions pour imposer le Français sur les chantiers ?
C’est un peu anecdotique. Il faut d’autres réglementations que celles-là. Je n’y crois pas beaucoup.

De nombreux Français sont travailleurs détachés. Ne contribuent-ils pas à l’économie nationale ?
Ils contribuent, par les cotisations sociales que la France, pays d’envoi, encaisse. Dénoncer les abus du travail détaché ne signifie pas que l’on veut se fermer au monde. La liberté de circulation des personnes est un magnifique principe, mais il faut respecter les règles.

http://www.parismatch.com/Actu/Econ...

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