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Proposition de loi

Pour un maintien de l’ordre garant du droit de manifester, interdisons le « Flash-ball »

Michelle Gréaume et Eric Bocquet sont signataires d’une proposition de loi du groupe CRCE visant à interdire l’usage des lanceurs de balles de défense ("flash-ball") dans le cadre du maintien de l’ordre et à engager une réflexion sur les stratégies de désescalade et les alternatives pacifiques possibles à l’emploi de la force publique dans ce cadre. Celle-ci a été discutée jeudi 7 mars au Sénat.

Depuis l’acte I des gilets jaunes (le 17 novembre 2018) le bilan ne cesse de s’alourdir.

Deux mille blessés chez les manifestants, environ un millier parmi les forces de l’ordre, selon le ministère de l’Intérieur. Le volume de tirs d’armes dites « intermédiaires » « à létalité réduite » ou encore « sublétales » a atteint un niveau historique ces dernières semaines. Une centaine de blessés graves, la plupart liés à des tirs de lanceurs de balles de défense (LBD), pour nombre d’entre eux irréversibles. Cette violence participe à la remise en cause du droit de manifester par le pouvoir actuel.

Pourtant, le Gouvernement persiste à nier l’évidence. La réponse des forces de l’ordre aurait été « proportionnée aux violences des manifestants » selon le ministre de l’Intérieur qui a même passé la commande de 1280 nouveaux LBD fin décembre.

Déjà mobilisé.e.s en 2015 sur le sujet, les sénatrices et sénateurs du groupe CRCE ont décidé de déposer une nouvelle proposition de loi plus circonscrite, pour apporter à la fois une solution immédiate à l’urgence de la situation et l’émotion suscitée par l’usage massif des lanceurs de balles de défense, et proposer des pistes d’amélioration pour le long terme.

Agir sur ces armes permettra d’ouvrir pour l’avenir le débat sur l’ensemble des armes susceptibles d’entraîner un danger disproportionné pour les manifestants, notamment les grenades de désencerclement qui sont gravement mutilantes.

Cette proposition de loi sera examinée en séance publique le 7 mars prochain, lors de l’ordre du jour réservé à notre groupe. Nous présenterons trois articles très précis, à mettre en œuvre le plus rapidement possible :
* L’article 1er vise à interdire immédiatement l’usage des lanceurs de balles de défense dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre et en particulier lorsqu’un attroupement nécessite sa dispersion par les forces de l’ordre.

* L’article 2 vise à permettre une plus grande transparence des données relatives à l’usage des armes par les policiers, en rendant le fichier de traitement relatif au suivi de l’usage des armes (TSUA) créé en 2012, accessible au public (sous couvert de certaines conditions protectrices pour toutes et tous).

* L’article 3, enfin, est porteur de solutions pour le long terme. Il s’agit de demander au Gouvernement de remettre au Parlement un rapport détaillé et documenté sur les stratégies de désescalade et de pacification à mettre en œuvre dans le cadre du maintien de l’ordre, notamment en s’appuyant sur les modèles européens.

Les sénatrices et sénateurs du groupe CRCE considèrent que trop de dérives ont été constatées pour que cette réalité soit moralement acceptée. Notre cadre légal doit être modifié d’urgence afin de garantir et de réaffirmer le droit de manifester comme l’expression la plus pure du peuple de s’exprimer démocratiquement. Il en va du respect de notre État de droit.


C’est la Présidente du groupe CRCE au Sénat, Eliane Assassi, qui s’est exprimée pour défendre cette proposition de loi :

Monsieur le Président,
Madame la Ministre,
Mes chers collègues,

L’examen de notre proposition de loi qui vise à interdire les lanceurs de balles dit LBD 40 et à proposer une nouvelle doctrine de maintien de l’ordre intervient à un moment critique de la vie démocratique de notre pays, théâtre d’un mouvement citoyen et social d’une longévité sans précédent et d’un caractère totalement inédit.
Chaque samedi depuis le 17 novembre, des milliers et des milliers de personnes descendent dans la rue, ils occupent encore de nombreux ronds-points pour exiger une vie digne. Ce mouvement, toujours soutenu sur le plan des revendications par une majorité nette de nos concitoyennes et concitoyens, n’a pas reçu de réponse sur le long terme, à ce que nous considérons comme de légitimes exigences.
Dès le lancement du grand débat le Président de la République a fermé la porte au rétablissement de l’ISF, l’une des principales revendications et à éluder la question cruciale de la hausse des salaires.
La réponse à ce mouvement, Mesdames et Messieurs les sénatrices et sénateurs, M. le Ministre, ne peut être que politique.
Elle ne peut être une réponse d’autorité, d’utilisation de la force. En un mot, la répression ne pourra calmer la colère et l’exaspération. Tout montre au contraire qu’elle ne peut que l’attiser.
Or, M. le Ministre, après le constat d’une répression accrue des mouvements sociaux ces dernières années et notamment à l’occasion du mouvement contre la loi El Khomri, nous assistons aujourd’hui depuis novembre à une tentative d’utiliser la force brute, symbolisée par les lanceurs de balles LBD 40 pour canaliser ou éteindre un mouvement populaire.
Avant de rentrer dans le détail de notre argumentation, je souhaite affirmer ici notre attachement à une police républicaine, à des forces de l’ordre qui mettent tout en œuvre pour assurer la sécurité des biens et des personnes.
Nos forces de l’ordre sont prises au piège de l’entêtement à maintenir une politique profondément impopulaire et rejetée massivement.
La stratégie de la tension, du pourrissement, n’est pas la bonne. Elle n’a pas toujours été celle choisie par le passé par les autorités policières. Comment ne pas rappeler l’attitude responsable et courageuse du Préfet Grimaud qui en 1968 n’a pas jeté de l’huile sur le feu et à préserver au maximum Paris d’affrontements sanglants et mortels.
Il ne s’agit pas pour nous de mettre collectivement en cause les fonctionnaires de police qui, la plupart du temps, car il existe des cas de dérives, se retrouvent piégés entre les exigences insatisfaites des manifestants et les ordres venus d’en haut, venus de vous, Mme la Ministre, tout cela dans un climat d’épuisement.
C’est dans ce cadre que depuis le 17 novembre le volume de tirs des armes dites « intermédiaires » atteint un niveau critique. Critique également le nombre de blessés, souvent gravement suite à l’utilisation de ces armes. D’après plusieurs décomptes le nombre de blessés s’élève à 151 blessures à la tête dont plus de 70 sont liés à des tirs de lanceurs de balles de défense. 17 personnes ont été éborgnées par ces tirs, mutilées à vie.
Le lanceur de balles de défense « LBD 40 », contrairement à son prédécesseur est classé arme de 1ére catégorie : armes à feu et armes de guerre. C’est une arme non létale si elle est utilisée dans les conditions préconisées par le constructeur, conditions qui ne sont pas toujours appliquées. L’impact d’une balle en caoutchouc à moins de dix mètre revient à recevoir un parpaing de vingt kilos lancé à un mètre, à quarante mètres le choc représente l’équivalent de huit boules de pétanques sur le membre visé. Nous parlons bien d’une arme dangereuse, potentiellement létale et dont les blessures font l’objet d’une documentation étayée par de nombreux médecins, dont je déplore l’absence lors des auditions effectuées par la rapporteure.
L’utilisation des lanceurs de balles de défense doit nous poser question. Au-delà des atermoiements de l’exécutif nous nous interrogeons sur le nombre de victimes qu’il faudra encore pour légiférer sur son usage. Nous refusons la banalisation actuelle de blessures très graves, de blessures qui atteignent la République de plein fouet. Notre pays peut-il accepter encore longtemps ces scènes sanglantes ?
Au cours de nos auditions et tables-rondes nous avons pu constater qu’aucune arme ne peut réellement sécuriser les manifestations et ceux qui les encadrent. Il convient alors de réfléchir à la globalité du dispositif, c’est ainsi que notre proposition de loi propose un triptyque de mesures.
Tout d’abord l’arrêt immédiat de l’usage des lanceurs de balles de défense, pour cause de santé publique et d’atteintes graves à l’intégrité physique des manifestants.
Ensuite une plus grande transparence des données relative à l’usage des armes. Sans le travail des journalistes et spécialistes sur la question nous n’aurions aucun chiffre fiable -l’exécutif ayant attendu des semaines-de l’utilisation de ces armes. Or le manque de transparence du pouvoir nuit autant à notre démocratie qu’a l’analyse de la situation.
Enfin, il est temps d’avoir une réflexion poussée sur nos doctrines de maintien de l’ordre et de la formation effectuée par les forces de sécurité. Nous souhaitons que s’engage une réflexion à long terme : nous proposons que le Gouvernement remette au Parlement un rapport détaillé et documenté sur les stratégies de désescalade et de pacification à mettre en œuvre dans le cadre du maintien de l’ordre. Nous pouvons nous appuyer sur de nombreux exemples européens afin de revoir notre doctrine qui portent aujourd’hui préjudice au droit fondamental de manifester. Plus encore, et le rapport de la commission le souligne à maintes reprises : le cadre d’utilisation et d’intervention est si peu lisible et difficilement mis en œuvre qu’il nuit aux conditions de travail des agents qui ne sont pas assez formés et se retrouvent démunis face au climat de tension qui ne cesse de s’intensifier.
Ainsi l’usage exagéré des lanceurs de balles de défense produit l’effet inverse de sa vocation : il représente le premier obstacle entre forces de l’ordre et manifestants.
Aujourd’hui il faut dire stop au LBD 40. C’est une mesure d’urgence. En effet, même si la doctrine d’emploi de cette arme, ainsi que son encadrement juridique sont précis les conditions de son utilisation demeurent sujettes à caution. Leur usage est circonscrit en théorie mais ne se vérifie pas en pratique, le caractère d’absolue nécessité non plus, ni par les manifestants ni par les journalistes présents.
Les ordres donnés, la désorganisation, le manque de formations sont pour une bonne part à la source des difficultés.
Les effectifs de policiers et gendarmes formés aux situations de maintien de l’ordre n’est pas suffisant, et l’on doit recourir à l’emploi d’unités dont ce n’est pas la fonction. Je pense notamment aux unités formées à la lutte contre les violences urbaines, les brigades anti-criminalité. Celles-ci sont formées à l’interpellation et non à l’action collective pour circonscrire les débordements des manifestants. Sur les 13 460 tirs de balles de défense effectués par toutes les unités de la police nationale, 85% sont dus aux unités civiles présentes sur le périmètre et non aux CRS dont le maintien de l’ordre et l’utilisation des LBD 40 dans ce cadre est la fonction.
Pire, de l’aveu de certains policiers, des LBD sont mis entre les mains d’agents qui n’ont jamais touché l’arme. La formation dont nous parlons, hors unités spécifiques de maintien de l’ordre, est d’un tir de cinq balles tous les trois ans. Sans mise en situation réelle, sans cible mouvante.
Nos manifestations sont donc encadrées par des agents qui ne sont pas formés au maintien de l’ordre et dont on peut douter de la maîtrise de l’arme qu’ils portent.
Des unités disparates, épuisées, dont le commandement entre compagnies n’est pas unifié qui se gênent mutuellement. Des policiers nous ont dit : « On nous fait faire des erreurs », « la BAC nous gêne dans notre action », « sur le terrain nous n’avons aucune vision d’ensemble, nous n’avons pas l’impression de commettre des actes illégaux ». Le manque d’effectifs et de formation des forces de l’ordre perturbe gravement la stratégie traditionnelle d’évitement entre la police et les manifestants.
A cela, un seul bilan : la mise en danger des forces de l’ordre et des manifestants.
Ces conditions de travail inadmissibles pèsent sur nos forces de l’ordre, et créent des drames dans nos rues.
Nous avons été alertés de nombreuses fois sur l’usage des lanceurs de balles de défense, et ce, dès 2009, via une pétition en ligne. Sur le terrain législatif une proposition de loi, déposée elle aussi en 2009 visait l’interdiction les armes de quatrième catégories –dont faisaient partie les Flash-ball- « contre les attroupements et des manifestations ». Nous avons fait débattre, au Sénat en 2015, notre proposition de loi visant à instaurer un moratoire sur l’utilisation et la commercialisation d’armes de quatrième catégorie, et à interdire leur utilisation par la police et la gendarmerie contre les attroupements ou manifestations.
Des ONG comme la Ligue des Droits de l’Homme, l’Action des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture ou encore Amnesty International se mobilisent régulièrement pour dénoncer les conditions d’usage et les répercussions de cette arme.
Après plusieurs rapports de la CNDS, commission de la déontologie et de la sécurité publique depuis 2008, dans son rapport du 10 janvier 2018 le Défenseur des Droits recommande « d’interdire l’usage des lanceurs de balles de défense dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre, quelle que soit l’unité susceptible d’intervenir » et demande la suspension dans les manifestations à venir de cette arme.
Le Préfet de police de Paris Michel Delpuech avait lui-même, l’année dernière préconisé l’abandon des lanceurs de balles, avant de revenir en arrière suite au mouvement des gilets jaunes.
Les ravages sont si massifs en France depuis le début du mouvement des gilets jaunes que des soignants se sont mobilisés. Le Professeur de neurochirurgie Laurent Thinès, alarmé par la gravité des blessures constatées, a lancé une pétition, signée plus de cent soixante mille fois, pour un moratoire sur l’utilisation des armes dite "moins-létales". En disant : « Je crois qu’il est de notre devoir, en tant que soignants d’alerter sur la dangerosité extrême de ces armes, dites moins-létales » il corrobore la parole discréditée des manifestants blessés.
Le 14 février dernier ce sont les experts de l’ONU qui dénoncent « l’usage excessif de la force » lors des manifestations. Ils sont rejoints le 26 février par le Conseil de l’Europe, sa Commissaire aux droits de l’Homme adresse un mémorandum aux autorités françaises au sujet des opérations de maintien de l’ordre durant le mouvement des gilets jaunes. La Commissaire estime que les « blessures à la tête occasionnées par des tirs de LBD révèlent un usage disproportionné de la force, ainsi que l’inadaptation de ce type d’arme au contexte d’opérations de maintien de l’ordre. » et rappelle également que « les membres des forces de l’ordre ont, en tant que dépositaires de l’autorité publique, une responsabilité particulière et que leur tâche première consiste à protéger les citoyens et leurs droits de l’Homme. »
Hier, c’est Michelle Bachelet, Haut-commissaire de l’ONU qui a exigé une « enquête approfondie » sur tous les cas rapportés d’usage excessif de la force.
Il est temps, grand temps, mes chers collègues, de stopper la dérive actuelle et de restaurer l’image de patrie des Libertés et des Droits de l’Homme qui devrait être celle de la France.
Le 24 janvier, lors d’un entretien le politologue et chercheur au CNRS Sebastian Roché disait « Si vous changez l’équipement, vous changez la doctrine sous-jacente au maintien de l’ordre qui se fait avec cet équipement. » C’est précisément ce qui nous anime, nous souhaitons, après avoir paré au plus urgent, préparer l’avenir.
Pour y parvenir les parlementaires, chercheurs, journalistes ou citoyens doivent avoir à disposition des données précises et chiffrées des différentes opérations de maintien de l’ordre, comme nous y invite la Commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe, en « précisant la qualité des personnes blessées (manifestant, passant, membre des forces de l’ordre, etc.), ainsi que la gravité, la localisation des blessures et leur cause lorsque celle-ci est connue. »
Plus particulièrement, le fichier de traitement relatif au suivi de l’usage des armes (TSUA) où les policiers font remonter l’utilisation des LBD doit être rendu accessible au public, sous couvert de dispositions protectrices.
Mes chers collègues, Mme la Ministre, je voudrais conclure en reprenant les mots d’un policier, qui disait : « on ne se lève pas le matin en se disant qu’on va aller éborgner des gens. »
Mes chers collègues, levons nous demain matin en sachant que plus aucun de nos concitoyens ne sera éborgné ni mutilé au nom de l’ordre républicain.
Interdire le LBD 40 n’est pas démunir les forces de police, mais au contraire, enclencher une nouvelle doctrine qui permettra de mettre fin à cette dérive violente en participant à l’apaisement, et à la recherche d’une issue politique à la crise démocratique et sociale actuelle.


Suite au rejet de cette proposition de loi par le Sénat, une pétition en ligne propose aux citoyens de s’associer au Groupe CRCE pour demander l’interdiction des Lanceurs de Balles de Défense (LBD).

https://www.change.org/p/monsieur-macron-il-faut-interdire-imm%C3%A9diatement-les-lbd

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