À la tribune

Intervention dans l'Hémicycle

Eric Bocquet intervient dans le débat "Dette publique, dette privée : héritage et nécessité ?"

A l’initiative du groupe Communiste, Républicain, Citoyen et Ecologiste, le débat "Dette publique, dette privée : héritage et nécessité ?" s’est tenu le 24 octobre 2018 au Sénat. Eric Bocquet a pu intervenir sur le sujet de la dette.

Monsieur le Président, Monsieur le Ministre, Mes chers collègues, Le débat de ce jour doit être particulièrement utile à chacun à l’heure où nous engageons l’examen du projet de loi de finances pour 2019. En effet, depuis plusieurs décennies, la dette publique est devenue la clef de voûte des exercices budgétaires des gouvernements successifs. Le discours répété à l’envi par des dirigeants successifs est le suivant : la France vit au-dessus de ses moyens, si nous ne faisons rien, les marchés financiers vont nous punir en augmentant les taux d’intérêt, ce qui va renchérir le coût de l’emprunt et accroître encore plus notre dette. Cette fuite en avant risque de nous mener tout droit vers la faillite et ce seront les générations futures qui devront rembourser nos excès. Voilà pour le discours officiel répété incessamment par les gouvernements. Ce discours, incontestablement, mérite un examen un peu plus attentif. Est-il pertinent de comparer la dette d’un pays à la dette d’un ménage ? Un pays ne meurt pas et ne peut être saisi. Comment ne pas prendre en compte le patrimoine, les actifs existants dans le pays ? Enfin, peut-on envisager la dette publique sans regarder la dette privée ? Il faudrait de plus ajouter le patrimoine des ménages français estimé à plus de 10 000 milliards d’euros. Lorsque l’on dit que la dette représente 100% du PIB, on compare une dette dont le remboursement s’échelonne sur plusieurs années à une valeur annuelle, le PIB. Cela n’est jamais le cas pour un ménage. Si on applique le même mode de calcul à un couple gagnant 32 000 par an et ayant une dette de 200 000 euros à la suite de l’achat d’un appartement, qu’ils remboursent pendant 25 ans, leur dette représente 625% de leurs revenus d’activité ; une situation, vous en conviendrez, vécue par bon nombre de nos concitoyens. Pourquoi la Commission européenne, si prompte à inciter les pays à appliquer des mesures d’austérité, ne condamne-t-elle pas les paradis fiscaux en Europe, permettant ainsi à plusieurs dizaines de milliards d’euros d’échapper au budget de la République ? Le budget de la France n’a plus été équilibré depuis 1973, 44 années de déficits cumulés. Le 3 janvier 1973, il fut décidé par les gouvernants de l’époque, que l’Etat pourrait se financer auprès des marchés financiers et non plus auprès de la Banque de France, puis le Traité de Maastricht de 1992, en son article 104, indique, je cite : « Il est interdit à la Banque Centrale Européenne et aux banques centrales des Etats membres ci-après dénommées banques centrales nationales d’accorder des découverts ou tout autre type de crédit aux institutions ou organes de la communauté, aux autorités régionales ou locales ». En 1974, la dette française représentait 14,5% du PIB, fin 2017, elle avait atteint le chiffre de 99,2%. Des marchés financiers qu’il convient de nommer et d’identifier, on les désigne parfois sous le pseudonyme de « zinzins », les investisseurs institutionnels, y figurent d’abord les fonds de pension, ceux qui gèrent l’épargne des retraités américains ou britanniques, ensuite les fonds mutuels ou sociétés d’investissement, enfin les compagnies d’assurances et les banques. Et chaque année, cet accès au crédit permanent, une sorte de crédit revolving nous amène à verser à ces créanciers des dizaines de milliards d’euros au titre des intérêts de la dette, pour le PLF 2019, 42,1 milliards d’euros au titre du « service de la dette », quelle curieuse expression que celle-ci ! Le budget de la République ne doit-il pas d’abord servir l’intérêt général ? La fourchette varie selon les années entre 42 et 50 000 milliards d’euros, l’équivalent de 600 Airbus, de 4 500 000 logements et des sommes qui pourraient aussi servir un salaire net de 18 000 euros par an à 2,5 millions de personnes. Les économistes, bien en cour, orthodoxes, nous expliquent régulièrement que la dette serait causée par une prétendue incurie et gabegie de l’Etat, or quand on regarde les chiffres, les dépenses publiques restent assez stables depuis de nombreuses années. C’est bien évidemment d’un déficit de recettes dont nous pâtissons essentiellement. Nous pensons pour notre part qu’il y aurait lieu de procéder à un audit sérieux et intégral de notre dette publique. Depuis 40 ans, la France a déjà payé plus de 1 400 milliards d’euros d’intérêts à ses créanciers depuis 40 ans. Il faudrait bien sûr évaluer l’impact des multiples dégrèvements, abattements et crédits d’impôts qui se sont chiffrés par dizaines de milliards depuis une vingtaine d’années, il y a bien sûr l’enjeu de la lutte contre l’évasion fiscale. Nous posons la question : quelle est, dans le total, la part de dette légitime ? Si l’Etat, au lieu de se financer depuis 30 ans sur les marchés financiers, et qu’il avait recouru à des emprunts directement auprès des ménages ou des banques à des taux d’intérêt réel de 2%, la dette publique serait aujourd’hui inférieure de 29 points du PIB (soit 589 milliards d’euros) à son niveau actuel. Maurice Allais disait : « La création monétaire doit relever de l’Etat et de l’Etat seul ». La Banque Centrale Européenne ne devrait-elle pas jouer ce rôle économique essentiel, prêter aux Etats à taux faible plutôt que d’inonder les marchés financiers de liquidités énormes qui ne servent que très peu l’économie réelle. C’est une question économique budgétaire, mais c’est aussi une question politique centrale, Thomas Jefferson déclarait : « Celui qui contrôle l’argent de la Nation contrôle la Nation ». Vous le voyez, nous avons abordé dans ce débat les aspects financiers et budgétaires mais aussi les questions de souveraineté, de démocratie et de liberté. Le philosophe Gilles Deleuze disait : « L’homme n’est plus l’homme enfermé mais l’homme endetté ».

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