Le texte de l’intervention d’Eric Bocquet
Madame la Présidente,
Monsieur le Ministre,
Mes cher.e.s collègues,
Nous sommes donc rassemblés, cela vient d’être rappelé, à l’initiative de notre groupe, pour débattre de la fraude dite aux dividendes, phénomène mondialisé, quelque peu tentaculaire et aux complicités multiples.
Il s’agit d’un braquage pour les finances publiques. Ce braquage annuel aurait débuté dans les années 2000 pour un montant inconnu mais qui a quand même sans cesse été réévalué. Aussi, même si le Parquet national financier, le PNF évoque prudemment 1 milliard d’euros annuel, le préjudice pour les contribuables de notre pays culminerait à au moins 33 milliards sur les 20 dernières années, pour un montant d’au moins 140 milliards d’euros au niveau international.
Les montages sont complexes mais il importe ici de les présenter brièvement. Je cite : « Les transactions CumEx/CumCum - selon le jardon de la sphère - reposent sur la notion cardinale d’ « arbitrage de dividendes », qui consiste à transférer rapidement et entre plusieurs intervenants la propriété d’actions, de droits ou de titres avec et sans droits à dividendes dans l’objectif d’échapper aux retenues à la source applicables ». Lorsque des droits sont attachés à l’action, on parle de Cum, quand il n’y en a aucun, on parle d’Ex. En résulte un double bénéfice frauduleux : non acquittement de l’impôt et retenue à la source reversée sous forme de crédit d’impôt indument perçu.
Monsieur le Ministre, pouvez-vous nous garantir que depuis 2005, aucune pratique de Cum Ex n’a été relevée par vos services ?
Votre réponse nous intéresse grandement. Mais, en tout état de cause, deux phénomènes auraient toujours cours : un phénomène interne et un phénomène externe.
Dans le premier, le propriétaire de l’action la prête autour de la date du versement des dividendes à un résident français, le plus souvent un établissement financier. Ce résident français n’est soumis à aucune retenue à la source et rétrocède le dividende à son véritable bénéficiaire, en échange d’une commission. Dans le second cas, l’action est prêtée à un résident dont la convention fiscale avec la France ne prévoit pas de retenue à la source.
Ces destinations fiscales sont bien connues, et il faut les nommer : l’Arabie Saoudite, le Bahreïn, l’Égypte, les Émirats Arabes Unis, la Finlande, le Koweït, le Liban, Oman, et le Qatar.
Je me souviens à cet instant, que Jérôme Kerviel avait évoqué ce phénomène, dans une audition à huis-clos, le 8 octobre 2013 dans le cadre de la commission d’enquête sur la fraude fiscale que nous avions conduite. Il en décrivait le mécanisme, la pratique connue et reconnue, le gain facile et frauduleux…
Comment croire, dès lors, que l’administration fiscale, avec la compétence qui est la sienne, n’aurait engagé qu’en 2017 des contrôles sur les Cum Cum dits internes, comme l’affirmait Monsieur Frédéric Iannucci, chef du service de la sécurité juridique et du contrôle fiscal de la direction générale des finances publiques devant le Sénat le 1er décembre 2021 ?
Cette administration fiscale, je souhaite la remercier, la féliciter pour sa pugnacité, et l’encourager. L’encourager à poursuivre ses investigations sans relâche, à exploiter les documents et les données recueillies dans le cadre des perquisitions engagées simultanément dans 5 établissements bancaires : BNP Paribas et sa filiale Exane, ainsi que Société Générale, Natixis et HSBC.
Ce coup de filet, conduit par 16 magistrats du PNF et plus de 150 enquêteurs accompagnés par 6 procureurs du parquet de Cologne en Allemagne au titre de la coopération judiciaire européenne, atteste de l’action résolue de l’administration.
Je dois dire que ce scandale est d’autant plus choquant qu’il s’agit de 3 des principaux spécialistes en valeur du Trésor, ces SVT - comme on les nomme - qui achètent puis dealent la dette française. Ces SVT qui dealent aussi des actions et les dividendes associés, au mépris de la loi. La présomption d’innocence est de rigueur, mais Frédéric Iannucci affirmait dès 2021, dans cette même audition que je citais tout à l’heure : « S’agissant des sept procédures en cours, je veux préciser que l’une des banques a accepté les redressements, reconnaissant que les pratiques en cause ne relevaient pas du fonctionnement normal des marchés. En revanche, d’autres banques sont dans la dénégation complète : même face à des cas caricaturaux, avec des prêts de titres la veille de versement d’acomptes, que l’on parvient à démontrer facilement, elles nient le mobile fiscal ». De quoi tout de même, vous le reconnaitrez, être optimiste sur l’issue de ces investigations, n’en déplaise au lobby bancaire qui use et abuse des recours d’obstruction jusqu’à ce que justice soit rendue.
En effet, la Fédération bancaire française a déposé un recours au Conseil d’État, deux jours après les perquisitions massives. Mais doit-on croire à ce recours ? Il est sans lien avec les perquisitions, mais vise simplement à « mettre un terme à l’incertitude qui existe depuis des années sur le sujet » (…) « Cela permettra à la place de Paris de bénéficier d’un cadre juridique clair, défini par le Conseil d’État et applicable à l’ensemble des acteurs du marché ». Nous arrivons donc au cœur du sujet : le système bancaire tente d’inventer un nouveau concept, aussi innovant que le contournement de l’impôt, la « fraude légale » !
Le débat pourrait être bref si une quelconque éthique s’immisçait dans les considérations des acteurs de la banque et de la finance internationale.
Sur le terrain du droit, comment qualifier une pratique qui a pour seul objectif, pour seule intention et pour seule finalité, d’échapper à l’impôt ?! Quel autre qualificatif que celui de fraudes doit-on employer ? Le Sénat, le Parlement dans son ensemble et le Gouvernement ne peuvent laisser croire qu’il existerait de la fraude légale.
Sans attendre l’effort de clarification, feignant d’espérer, la Fédération française bancaire, le Sénat lui-même par un amendement porté à l’identique par 5 de nos groupes lors de la séance du 26 novembre 2018, dans le cadre du PLF pour 2019, marquait la volonté d’affermir le caractère illégal de ces pratiques frauduleuses. Le mécanisme était si bien ficelé que le Gouvernement donnait, malgré quelques réserves, un avis de sagesse par la voix de la Ministre Pannier-Runacher, Ministre au banc à l’époque, allant même jusqu’à reconnaitre « nous n’avons pas de meilleure proposition à ce stade du débat ».
Il n’a pas fallu attendre plus longtemps que la nouvelle lecture du projet de loi de finances, soit quelques jours, pour que le Ministre du budget, bien aidé de la majorité de l’époque, démonte la proposition du Sénat et vide de tout contenu notre proposition commune. En résulte un dispositif sans substance, sans intérêt et non dissuasif. Par exemple, il suffit, dans le cadre d’un « total return swap », que la banque et l’actionnaire s’échangent des titres sans conclure, du moins formellement, de contrat de cession. Ont été exclues également les opérations de cessions, même celles d’apparence frauduleuses, éloignées de plus de 45 jours, et il suffit donc de nouer son opération de cession le 46ème jour. Il ne faut pas, Monsieur le Ministre, être ingénieur financier pour contrecarrer cette trouvaille législative.
Monsieur Frédéric Iannucci, que j’ai déjà cité, évoquait en ces termes, le 1er décembre 2021, « l’efficacité de l’article 119 bis A du code général des impôts, je répète que nous ne disposons malheureusement pas d’éléments de bilan à ce stade. Je n’ai pas l’impression que les établissements financiers sont très gênés par la période de quarante-cinq jours, mais semblent s’organiser en fonction ».
Alors le Sénat a réitéré lors du PLF pour 2022, pour donner de la vigueur à cet article. Mais le Gouvernement n’en voulait toujours pas. Pour que cessent ces fameuses « opérations d’arbitrage de dividendes », il faut que le seul arbitre soit l’administration fiscale. Mais, comme tout arbitre, elle doit se doter de règles, c’était l’objet de nos amendements communs. Le Gouvernement laisse son administration démunie à l’avenir, contre ce phénomène. Il n’y a plus de clause de revoyure à prendre mais une date à fixer pour légiférer une fois pour toutes afin de mettre à terme à ce pillage fiscal qui lèse les peuples de France et d’ailleurs.
Eric Bocquet a ensuite conclu le débat en interrogeant le Ministre sur la pertinence de maintenir les banques impliquées dans le scandale des "CumEx files" dans la liste des "SVT", ces banques habilitées à gérer les titres de dette de la France sur les marchés financiers.
Lire la conclusion du débat prononcée par Eric Bocquet
Merci Madame la Présidente.
Vous avez bien compris, Monsieur le Ministre, Mes chers collègues, que l’objet de ce débat n’était pas de jeter l’opprobre sur un secteur d’activités, le secteur bancaire en l’occurrence, ni de stigmatiser telle ou telle banque mais on s’appuie sur des éléments factuels.
Les banques dont il est question aujourd’hui qui ont eu ces pratiques ont été citées dans la presse. C’est la BNP Paribas, Crédit Agricole, HSBC et Société Générale.
Ce ne sont pas n’importe quelles banques, elles font partie des 15 banques spécialistes en valeur du Trésor, la liste des SVT validée par le Ministre des Finances tous les 3 ans. Donc là, on est dans le cadre 2022-2024.
Ces banques ont pratiqué tout ce qui a été décrit par l’ensemble des interventions. Autrement dit, elles nous font perdre des recettes fiscales, et gagnent de l’argent avec ces pratiques-là puisqu’elles perçoivent une commission ; et en aggravant les pertes fiscales, elles aggravent la dette, et dans le même temps, ces banques sont chargées de gérer nos titres de dette sur les marchés financiers internationaux.
J’ai sous les yeux le code déontologique de l’Agence France Trésor que ces banques s’engagent à respecter.
Article 5 : « Le respect par les SVT des règles de bonne conduite et des pratiques professionnelles applicables à leurs activités sur les marchés de taux en Europe est pour l’AFT un élément important de la qualité du service qui lui est fourni ».
Article C4, sélection des SVT : « Les SVT sont sélectionnés par le ministre chargé de l’économie ».
Article C5 : « En cas de manquement aux engagements de la présente charte, l’AFT peut décider de suspendre le SVT de tout ou partie de ses opérations pour une période qu’elle détermine et abaisse l’appréciation qualitative du classement annuel ».
Alors, une banque, Morgan Stanley, avait subi cette sanction administrative en 2020 si vous vous souvenez Monsieur le Ministre, elle avait été suspendue de ces fonctions de août à novembre 2020, pour être ensuite rétablie dans ses fonctions.
Je pose la question : est-ce qu’il est, indépendamment du travail que la justice mène en toute indépendance, et on a tous le respect profond de cela, le PNF est en action, les investigations sont en cours, on attend les résultats. Mais, administrativement, est-ce qu’il est éthiquement supportable de maintenir ces banques impliquées, ou au moins les suspendre un petit moment ? Est-ce qu’il est supportable qu’elles gèrent encore aujourd’hui nos titres de dette compte tenu de toutes ces menaces qui pèsent sur leur tête, et sur leur réputation, qui n’est pas une mince affaire ?
Merci.